Comment les autorités luxembourgeoises créent un régime parlementaire insolite face à l'invasion nazie

Histoire parlementaire
Publié le 08.05.2025 à 17h10 Mis à jour le 10.05.2025 à 08h00

Il y a 85 ans, le Luxembourg est envahi par l’Allemagne. Comment est-ce que le parlement réagit à cette situation ? Quel est l’impact sur la démocratie dans une situation extrême ? Des questions auxquelles cet article apporte des éléments de réponse…

Cet article lance une série de publications sur l'histoire de la Chambre des Députés pendant la Seconde Guerre mondiale et jusqu’au retour de la démocratie en 1945. Elle est publiée dans le cadre des commémorations à l'occasion des 80 ans de la fin de la guerre.

La Chambre et ses acteurs clé vers 1940. ©d'Revue, nº 17 (27.04.1940), p.5. ; Luxemburger Wort, 1939. Jg., nº 242 (30.08.1939), p.3. [Images numérisées par la Bibliothèque nationale du Luxembourg] ; CDRR-0177, boîte 7, 38B ; CDRR-0176, boîte 1, 001-202-1

1. La démocratie face aux tendances autoritaires dans les années 1930

Avant de nous intéresser au moment de l’invasion du 10 mai 1940, parlons d’abord de la situation de la démocratie dans les années 1930. Dans l’entre-deux-guerres, elle connaît des avancées, notamment par l’introduction du suffrage universel en 1919. 

 

Dans le cadre des luttes sociales et sous la pression des mouvements ouvriers, l’Étatreconnaît une série de droits importants et développe un prédécesseur du modèle social luxembourgeois[1].

La peur de l'annexionnisme allemand

La société luxembourgeoise n’est pourtant pas à l’abri de tendances autocratiques et mouvements anti-démocratiques. En 1933, le parti national-socialiste arrive au pouvoir en Allemagne. Au cours des mois et des années qui suivent, les nazis démantèlent le régime démocratique, développe un réseau de camps de concentration, poursuit ses opposants politiques, abolit les libertés fondamentales et impose sa vision raciale notamment par la persécution de millions de juifs, de gens du voyage ou d’homosexuels.

 

La peur de l’annexionnisme du voisin allemand est bien présente au Luxembourg. Les festivités dans le cadre du Centenaire de l’Indépendance en 1939 doivent justement souligner l’existence légitime du Grand-Duché. En même temps, la politique luxembourgeoise suit des tendances vers une fermeture des frontières, tandis qu’un contrôle plus strict de l’immigration est mis en place. L’extension de la démocratie telle que décrite ci-dessus s’accompagne d’un renforcement du national. Bien que des groupes d’extrême-droite soient présents au Luxembourg, aucun des sept partis représentés à la Chambre des députés en 1940 ne demande un rattachement du Luxembourg à l’Allemagne nazie[2].

Une démocratie sous pression

La démocratie traverse les années 1930 de manière intacte, mais elle connaît des égratignures. Déjà pendant la Première Guerre mondiale, le Gouvernement s’est vu conférer plus de pouvoirs par la loi du 15 mars 1915 « aux fins de sauvegarder les intérêts économiques du pays durant la guerre »[3]. Or, la loi ne sera pas abrogée. Au contraire, le gouvernement y a recours même après la guerre. Une loi du 10 mai 1935 renouvelle les dispositions jusqu’au 1er juin 1937[4]

La Chambre consent à réduire ses pouvoirs

La Chambre des députés consent même à réduire davantage ses pouvoirs à partir de 1937 en raison du contexte politique tendu en Europe. Outre le renouvellement des pouvoirs des lois de 1915 et 1935, ces pouvoirs sont progressivement étendus par l’ajout d’autres compétences en lien avec la fiscalité, l’économie et le travail : en décembre 1937[5], en septembre 1938[6], et la dernière fois en août 1939, où les mesures sont prorogées « jusqu’à disposition contraire »[7]. En cas de guerre, et si la procédure électorale est entravée, le gouvernement peut repousser les élections législatives, communales et professionnelles.

1937

Un référendum est organisé sur le projet de loi « ayant pour objet la défense de l’ordre politique et social » (communément appelé « loi muselière ») 

Parmi les faits marquants figure le référendum en 1937 sur le projet de loi « ayant pour objet la défense de l’ordre politique et social » (communément appelé « loi muselière ») déposé en 1935 par Joseph Bech, premier ministre issu du Parti de la Droite. Le texte connaît des modifications, et la version soumise au référendum interdit le parti communiste mais pas le parti nazi. Elle prévoit aussi d’accorder au gouvernement le droit d’interdire « tous les autres groupements ou associations » visant par la violence ou par menaces « à changer la Constitution ou à entraver le libre fonctionnement des institutions constitutionnelles ». À la Chambre des députés, le projet est adopté avec 34 voix contre 19 voix et une abstention, tandis qu’il est rejeté le 6 juin 1937 par une majorité très fine des électeurs : 50,7%[8].

 

Quant aux raisons qui sous-tendent le projet de loi, d’après l’historien Gilbert Trausch, Bech est loin de viser l’instauration d’un Etat totalitaire fasciste. L’interdiction expresse du parti communiste repose sur l’anticommunisme fervent de son auteur. Que la même rigueur ne soit pas appliquée au parti nazi s’explique par le contexte politique. L’Allemagne nazie étant « aux portes du Luxembourg », le Grand-Duché « doit être extrêmement attentif à ne pas offrir la moindre prise à ce puissant voisin ». Dans la politique de Bech, « on perçoit très nettement […] le désir de ménager l’Allemagne »[9]. A la suite du référendum, Bech démissionne comme Premier ministre. Son successeur Pierre Dupong (Parti de la Droite), forme la première « grande coalition » avec le Parti ouvrier[10].

Le Premier ministre Pierre Dupong lors d'un discours dans la salle plénière de la Chambre des députés. © Luxemburger Wort, 1939. Jg., nº 242 (30.08.1939), p. 3. Numérisé par la Bibliothèque nationale du Luxembourg

2. La Chambre face à l’invasion et la réorganisation des pouvoirs

Lorsque l’Allemagne nazie envahit le Luxembourg le 10 mai 1940, violant sa neutralité, le gouvernement et la Grande-Duchesse prennent la fuite. Dans l’urgence, une commission gouvernementale – bientôt renommée Commission administrative – est instaurée pour assurer la gestion de l'État. Ces événements ont depuis longtemps nourri les débats historiques, principalement centrés sur le rôle et les décisions de cette Commission. En revanche, la Chambre des députés est souvent restée reléguée à l’arrière-plan des analyses, notamment en ce qui concerne son évolution jusqu’à sa dissolution.

 

L’éclatement d’une guerre éventuelle (puis réelle) occupe les esprits au sein du gouvernement à la fin des années 1930. En janvier 1940, le gouvernement décide – en toute confidentialité – de fuir à la frontière opposée à celle par laquelle l’invasion aurait lieu. Peu avant l’invasion, une commission est créée[11] pour étudier l’application au Grand-Duché d’un projet de loi belge permettant aux conseillers de remplacer le gouvernement en cas d’invasion. Or, aucune disposition légale n’est prise[12]. La fuite du 10 mai est réalisée « précipitamment » sans laisser des instructions[13].

La Chambre dans l'impossibilité de légiférer

Confrontée à un fait accompli, la Chambre des députés doit s’adapter à la nouvelle situation. Bien que l’occupation soit militaire dans une première phase, le processus législatif et l’interaction entre les pouvoirs publics sont ébranlés. Le départ de la souveraine met la Chambre dans l’impossibilité de légiférer, comme la Constitution en vigueur à ce moment réserve à la Grande-Duchesse la compétence de sanctionner et de promulguer les lois[14]

 

La Chambre se réunit en session plénière le 11 mai, sans atteindre le quorum avec seulement 23 des 55 députés présents. Le président Emile Reuter (Parti de la Droite) explique ce taux d’absence élevé par l’impact de la guerre sur les moyens de communication[15]. Dans l’impossibilité de se faire une idée claire de la situation, Reuter n’est peut-être pas au courant de la fuite ou de l’évacuation de l’un ou l’autre député à l’image de nombreux autres résidents. Le député Marcel Cahen (Parti radical-libéral), aux origines juives, a quitté le pays le 10 mai, et ne revient qu’après la libération[16].

Deux mots d'ordre: le maintien de l'indépendance et le respect de la neutralité

Dès le 11 mai, nous pouvons distinguer deux fils rouges qui orientent le travail de la Chambre jusqu’à la dernière séance documentée du 1er août. Le premier est celui du maintien de l’indépendance, apparent dans le premier discours de Reuter après l’invasion dans la séance du 11 mai [17]:

« Nous sommes certains de traduire la volonté de tous nos mandants en proclamant notre ferme et unanime intention de continuer à remplir scrupuleusement toutes nos obligations internationales et de maintenir ainsi le droit du Luxembourg à survivre à la tourmente en tant que pays libre et indépendant. »

Le deuxième, moins présent, est le respect de la neutralité, qui disparaît progressivement des préoccupations à partir de fin juin. Dans le même discours cité ci-dessus, Reuter fait appel aux Luxembourgeois de « s’abstenir de toute parole et de tout acte qui seraient de nature à aggraver la situation et engendrer des difficultés dont le poids retomberait sur la communauté »[18].

 

Tandis que le pouvoir législatif se heurte à une impasse, l’organisation du pouvoir exécutif est coordonnée par Albert Wehrer, secrétaire général du gouvernement. Celui-ci veut obtenir le soutien du Conseil d’Etat pour les actes que l’administration centrale devra prendre en l’absence du gouvernement. Il s’agit de la création d’un gouvernement de fait, si le « Gouvernement régulier est dans l’impossibilité d’agir » [19]. Avec l’accord du Conseil d’Etat, ce gouvernement aurait assez d’autorité pour « prendre en main la direction des affaires » avec le concours de la Chambre et du Conseil d’Etat. Il s’agit certes d’un « organe gouvernemental irrégulier », mais « l’urgence extrême » oblige[20].

 

Dans son avis, le Conseil d’Etat estime que la création d’un gouvernement de fait « devra s’effectuer par une manifestation de volonté exprimée par un vote de la Chambre ». Cet organe qui assume le rôle du gouvernement pourrait aussi, par autorisation de la Chambre, agir selon les lois de 1938 et 1939 qui confèrent à l’exécutif des pouvoirs élargis[21]. Ainsi, des lois votées avant la guerre ont imprévisiblement préparé le terrain pour le gouvernement « irrégulier » après l’invasion.

16 mai 1940

La Chambre siège une dernière fois en séance publique.

Dans la dernière séance publique du 16 mai, les 32 députés présents votent à l’unanimité une résolution pour la création de la Commission du Gouvernement (bientôt rebaptisée Commission administrative). Fait saillant d’un point de vue constitutionnel, la Chambre ne dispose pas de la compétence d’organiser le pouvoir exécutif, ce qui est la prérogative du Grand-Duc[22]. De plus, le texte législatif soumis au vote porte la désignation de « projet de résolution ». Suivant l’avis du Conseil d’Etat, la résolution votée par la Chambre confère à la Commission les pouvoirs étendus des lois de 1938 et 1939[23]. Les dissensions et les oppositions politiques se sont effacées face à une menace extérieure. Le même jour, le Conseil d’Etat donne son assentiment.

Siéger en comité secret devient la norme

Face à la nouvelle donne, les travaux parlementaires traduisent la volonté de fonctionner comme Etat indépendant, mais avec des concessions. Les autorités luxembourgeoises établissent un régime parlementaire insolite, qui accepte un pouvoir exécutif renforcé au détriment du pouvoir législatif, et passe outre des dispositions constitutionnelles qui ne sont pas adaptées à la situation. Le 11 mai, la Chambre, sans quorum, décide de siéger à l’avenir en « comité secret pour des questions qu’elle n’est pas appelée à décider en tant que pouvoir législatif »[24]

 

En fait, ce mode secret devient la norme à partir de la séance du 23 mai. Cette manière de délibérer semble provoquer quelques réticences ponctuelles. Lorsque la Chambre est appelée à entériner le changement de nom de la Commission du Gouvernement le 23 mai, Philippe et Muller opinent contre la prise de décision en séance non-publique. Le rapport n’étale pas leurs arguments. Cela n’empêche que la décision soit prise à l’unanimité des 31 députés présents.

Une Commission politique pour gérer les liens entre les pouvoirs exécutif et législatif

La Chambre crée aussi une commission spéciale, appelée plus tard Commission politique, qui conseille la Commission du Gouvernement et gère les liens entre les pouvoirs exécutif et législatif. Présidée par Reuter, elle est composée de députés de tous les partis représentés au parlement : Aloyse Hentgen (Parti de la Droite), Albert Philippe (Parti de la Droite), Gaston Diderich (Parti radical-libéral), Adolphe Krieps (Parti ouvrier), Jean-Pierre Kohner (Parti ouvrier), Léon Müller (Liste démocratique) et Pierre Prüm (Parti des classes moyennes, paysans et ouvriers) [25].

 

Dans les jours suivant l’invasion, les institutions étatiques s’adaptent donc à la nouvelle situation et créent un régime insolite. Mais à quoi ressemblent les travaux de la Chambre ? Quels sont les débats et les préoccupations ? Quels sont les relations de pouvoir sous l’occupation militaire ? Des questions qui seront traitées dans la suite de notre série.

[1] Marc Schoentgen, « Die marxistischen und demokratischen Phrasen der Vergangenheit sind zebrochen… Nationalsozialistische Sozialpolitik und Herrschaft im besetzten Luxemburg (1940-1944) » in Claude Frieseisen et al. (dir.), #wielewatmirsinn - 100 Joer allgemengt Wahlrecht = 100 Jahre allgemeines Wahlrecht in Luxemburg (1919-2019) = 100 ans de suffrage universel au Luxembourg (1919-2019) (Luxembourg : MNAHA, 2019), 168-172.

 

[2] Paul Cerf, De l'épuration au Grand-Duché de Luxembourg après la Seconde Guerre mondiale (Luxembourg : Saint-Paul, 1980), 90.

 

[3] Paul Schmit, « Le rapport Artuso dans le miroir du droit : les institutions luxembourgeoises et leur fonctionnement à la veille et au début de la Deuxième Guerre mondiale » in Hémecht 68, n° 3 (2016) : 327.

 

[4] Loi du 10 mai 1935 fixant la compétence du pouvoir exécutif en matière économiquehttps://legilux.public.lu/eli/etat/leg/loi/1935/05/10/n1/jo (dernier accès : 22 avril 2025). Voir aussi Schmit, « Le rapport Artuso dans le miroir du droit, » 327.

 

[5] Loi du 27 décembre 1937 concernant l'extension de la compétence du pouvoir exécutifhttps://legilux.public.lu/eli/etat/leg/loi/1937/12/27/n1/jo (dernier accès : 22 avril 2025).

 

[6] Loi du 28 septembre 1938, portant extension de la compétence du pouvoir exécutif, https://legilux.public.lu/eli/etat/leg/loi/1938/09/28/n1/jo (dernier accès : 6 mai 2025).

 

[7] Loi du 29 août 1939, portant extension de la compétence du pouvoir exécutifhttps://legilux.public.lu/eli/etat/leg/loi/1939/08/29/n1/jo (dernier accès : 22 avril 2025).

 

[8] Michel Pauly, Geschichte Luxemburgs (Munich : C.H. Beck, 2011), 92.

 

[9] Gilbert Trausch, « Il y a cinquante ans…le « Maulkuerf » » in d'Letzeburger Land, 5 juin 1987, 8.

 

[10] Pauly, Geschichte Luxemburgs, 32.

 

[11] Selon Grosbois, il s’agit de la commission de 1938 réactivée (Grosbois, « Le gouvernement luxembourgeois en exil 1940-1944, » 165).

 

[12] Vincent Artuso, « La collaboration étatique » in Le Luxembourg et le Troisième Reich : Un état des lieux = Luxemburg und das Dritte Reich: Eine Bestandsaufnahme (Sanem : Op der Lay, 2021), 200.

 

[13] Artuso, « La collaboration étatique, » 199-200.

 

[14] Schmit, « Le rapport Artuso dans le miroir du droit, » 335.

 

[15] Archives de la Chambre des Députés (Archives CHD), A-CHD-2104-P-1939-O-034, Séance du 11/05/1940, Extrait du rapport en langue allemande.

 

[16] Cerf, De l’épuration, 113.

 

[17] Archives CHD, A-CHD-2104-P-1939-O-034, Séance du 11/05/1940, Discours d’Emile Reuter écrit à la main.

 

[18] Archives CHD, A-CHD-2104-P-1939-O-034, Séance du 11/05/1940, Discours d’Emile Reuter écrit à la main.

 

[19] Archives CHD, A-CHD-2104-P-1939-O-034, Séance du 11/05/1940, Lettre d’Albert Wehrer au président du Conseil d’Etat, 13 mai 1940.

 

[20] Archives CHD, A-CHD-2104-P-1939-O-034, Séance du 11/05/1940, Lettre d’Albert Wehrer au président du Conseil d’Etat, 13 mai 1940.

 

[21] Archives CHD, A-CHD-2104-P-1939-O-034, Séance du 11/05/1940, Avis du Conseil d’Etat, 14-05-1940

 

[22] Schmit, « Le rapport Artuso dans le miroir du droit, » 335.

 

[23] « La Commission de Gouvernement exercera en outre les pouvoirs conférés aux organes du pouvoir exécutif par la loi du 28 septembre 1938 et celle du 29 août 1939 ». Article 2 de la Résolution votée par la Chambre des députés et approuvée par le Conseil d'Etat dans leurs réunions du 16 mai 1940 (https://legilux.public.lu/eli/etat/leg/res/1940/05/16/n1/jo; dernier accès : 25 avril 2025). 

 

[24] Chambres des députés, Compte-rendu de la séance du 11 mai 1940, col. 1 278.

 

[25] Archives CHD, A-CHD-2104-P-1939-O-034, Séance du 11 mai 1940, 34. Öffentliche Sitzung von Samstag, 11. Mai 1940. Voir aussi : Artuso, La « Question juive », 102. Selon Artuso, Eugène Schaus est secrétaire suppléant, mais son nom n’est pas indiqué dans le rapport du 11 mai.