La Chambre des Députés de la libération au rétablissement de la démocratie parlementaire
La quatrième partie de notre série sur la Chambre et la Seconde Guerre mondiale examine la période qui s'ouvre en septembre 1944. Après quatre années d'occupation nazie, le Luxembourg retrouve sa liberté. Toutefois, la fin de l'occupation n'inaugure pas un retour immédiat à la vie constitutionnelle normale. Comment s'organise cette transition vers le rétablissement des institutions démocratiques ? Et plus spécifiquement : comment la Chambre des Députés se reconstruit-elle ?

Le 10 septembre 1944, les troupes américaines libèrent le Luxembourg. Encore faut-il attendre la fin de l’offensive des Ardennes qui déferle sur le nord du pays pendant l’hiver et le recul de la Wehrmacht pour que la guerre soit définitivement achevée pour le pays le 22 février 19451. Le pays en sort meurtri, face aux dommages de guerre, aux pertes humaines, au manque de denrées alimentaires imposant des rationnements. Encore en février 1945, environ 10 % de la population du Luxembourg n’est pas revenue au pays2.
Le contexte de la « sortie de guerre »
Dans un pays ravagé par la guerre, marqué par une annexion de fait et des clivages au sein de la société, la reconstruction et le rétablissement de l’ordre public comptent parmi les priorités3. Déjà au cours des mois précédant son retour au Luxembourg le 23 septembre 1944, le Gouvernement en exil prend une série d’arrêtés qui préparent le rétablissement de l’État luxembourgeois et la réponse aux défis post-guerre, comme la restitution de biens spoliés ou la réparation de dommages de guerre. En mars 1944, les mouvements de résistance se fédèrent dans l’« Unio’n et développent un concept pour rétablir l’ordre après l’occupation4.
Les semaines qui suivent la libération sont marquées par une vacance du pouvoir. À la fin de l’occupation, environ 10.000 personnes, dont 3.500 membres de l’administration civile et collaborateurs luxembourgeois, prennent la fuite vers l’Allemagne5. Le Gouvernement n’est pas encore revenu et presque tous les policiers sont réquisitionnés sur le territoire du Troisième Reich. En réponse à ce vide, l’Unio’n crée une milice qui revendique aussi bien le règlement d’affaires civiles que le pouvoir de la police. Certains membres de la milice profitent de la situation pour agir de manière arbitraire contre des collaborateurs réels ou présumés6.
Le retour du Gouvernement met fin à cette vacance du pouvoir, mais pas aux tensions qui sévissent au sein de la société luxembourgeoise. Le Gouvernement est reconnu par les Alliés comme étant le seul représentant légal du Grand-Duché, mais ses pouvoirs sont limités par la subordination aux intérêts militaires des Alliés pendant la durée de la guerre7. De plus, sa légitimité est contestée par des reproches portés contre lui, accusé entre autres d’avoir abandonné le pays en mai 19408. De son côté, l’Unio’n se considère moralement légitime pour exercer le pouvoir exécutif et veut participer à l’épuration, craignant que la police et la justice ne la réalisent pas avec la rigueur nécessaire9. Elle s’indigne du fait que de nombreux fonctionnaires luxembourgeois sont restés à leur poste, ayant servi un autre pays pendant l’occupation malgré le serment prêté à la Grande-Duchesse10. En mars 1945, le Gouvernement lance l’enquête administrative (aussi appelée épuration administrative)11.
La reprise des travaux parlementaires
La Chambre des Députés se réunit pour la première fois le 6 décembre 1944. Cette séance est pourtant aussitôt levée ; les 25 députés présents ne suffisent pas pour atteindre le quorum nécessaire12. Neuf députés n’ont pas survécu à la guerre. Si cinq députés sont décédés de mort naturelle, les autres sont morts à la suite de déportations, dont un suicide. Dix autres députés sont déportés et ne sont pas encore rentrés.
La vie politique reprend progressivement avec le retour du régime démocratique. Tous les partis politiques interdits par les Nazis reprennent leur travail. En mars 1945, le Gouvernement annonce les élections législatives pour le 21 octobre 1945. Comme de nombreux députés ne sont pas encore rentrés et pour répondre aux pressions, le Gouvernement met en place une Assemblée consultative13. L’Assemblée est composée de 27 députés élus avant la guerre et dont les mandats sont prolongés, ainsi que de 30 membres issus des rangs des mouvements de résistance, à l’exception de l’ancien ministre René Blum. Celui-ci, parti en exil après l’invasion, devient en août 1944 ambassadeur auprès de l’URSS. L’Assemblée consultative, qui élit Émile Reuter comme son Président, se réunit 18 fois entre mars et août 1945, mais elle ne dispose pas du pouvoir législatif. Elle sert d’organe de conseil au Gouvernement jusqu’à la reconstitution du Parlement régulier.
Après plusieurs mois de travaux de l’Assemblée, la Chambre régulière se réunit le 5 septembre 194514. Dans son allocution, le Président Émile Reuter mentionne le « régime démocratique auquel nous sommes tous attachés »15. Pendant la brève période de ses activités avant les élections, la Chambre décide de la révision de plusieurs articles constitutionnels. Elle relance aussi la Commission d’épuration – qui a interrompu son travail – afin d’évaluer les cas des députés qui n’ont pas été retenus pour l’Assemblée consultative en raison de leur comportement pendant la guerre. Le seul cas qui occupe ce « jury d’honneur » est le député Will Theves (Parti radical-libéral), qui participe à la Chambre en septembre alors qu’il n’était pas retenu pour l’Assemblée.
L’affaire Theves est un cas complexe d’une personne qui, en l’occurrence, a adopté une attitude plus antiallemande au cours de l’occupation, mais semblait se conformer aux nouveaux maîtres jusqu’en 1941. Les actions de cet ingénieur de l’ARBED à partir de 1941 lui ont valu un arrêt par la Gestapo, une déportation à Hinzert, puis un travail forcé à Burbach. Les échanges à la Chambre sont agités. Bien que Theves ait été membre du VdB (Volksdeutsche Bewegung) de décembre 1940 à août 1941, personne ne remet en doute son « attitude patriotique » à partir de 1941. Pourtant, la Commission d’épuration estime que ce « rachat » n’est pas suffisant pour un député. Il aurait temporairement compromis « la haute autorité de sa charge politique ». C’est ainsi que la Commission estime « qu’il y a lieu de recommander à M. Theves, dans l’intérêt de l’autorité de la Chambre, de s’abstenir de l’exercice de ses fonctions parlementaires »16. Theves se présente quand-même aux élections en octobre 1945, sur la liste du Parti libéral qui n’obtient aucun siège. Les conclusions du rapport sont approuvées par la Chambre avec 9 voix – contre 20 abstentions17.
À l’issue des élections du 21 octobre, le CSV (ancien Parti de la droite) sort comme vainqueur et frôle la majorité absolue avec 25 sièges sur 51. Le LSAP (ancien Parti ouvrier) souffre des pertes importantes et passe de 17 à 11 sièges. Les communistes entrent pour la première fois au Parlement (5 sièges), tandis que le Groupement démocratique (renommé DP en 1951), formation des mouvements de résistance et rejointe par les anciens libéraux, obtient 9 sièges. Bien que l’ancienne « grande coalition » dispose d’une majorité confortable, Pierre Dupong décide de former un gouvernement « d’union nationale » composé de ministres issus de tous les partis. Il en résulte qu’il n’existe aucun parti d’opposition au Parlement.
D’autres mesures annoncent un retour (progressif) de la démocratie, qu’il faut cependant nuancer. Le régime des pouvoirs exécutifs étendus de 1939 prend fin avec la loi du 27 février 1946. Or, elle accorde toujours des compétences supplémentaires au Gouvernement, mais sensiblement plus circonscrites18. Une deuxième mesure, plus symbolique, s’inscrit dans la révision constitutionnelle de 1948. La procédure lancée en 1945 aboutit, entre autres, à une modification de l’article 51 de la Constitution en vigueur à ce moment, définissant le Luxembourg désormais comme « démocratie parlementaire »19.
La Chambre des Députés et la Seconde Guerre mondiale :
Pour accéder aux articles précédents de notre série sur la Chambre des Députés et la Seconde Guerre mondiale:
- Première partie: Comment les autorités luxembourgeoises créent un régime parlementaire d'exception face à l'invasion nazie
- Deuxième partie: Maintenir l’indépendance, mais à quel prix ? La Chambre de mai 1940 jusqu’à son abolition
- Troisième partie: L’Hôtel de la Chambre sous l’occupation
La page dédiée à l'histoire parlementaire:
Références
1WALZ Loretta, « Luxemburg – Befreiung und Rückkehr des Krieges », dans DEUTSCHES HISTORISCHES MUSEUM, 1945 – Niederlage, Befreiung, Neuanfang: zwölf Länder Europas nach dem Zweiten Weltkrieg, Darmstadt, Theiss, 2015, p. 129.
2Ibid., p. 132.
3Voir aussi : BRÜLL Christoph, « La sortie de guerre », dans World War II Luxembo(u)rg, https://ww2.lu/note/note-48-la-sortie-de-guerre, consulté le 16 juillet 2025.
4WALZ, « Luxemburg - Befreiung und Rückkehr des Krieges », p. 130.
5Ibid., p. 129.
6Ibid., p. 130.
7THEWES Guy, Les gouvernements du Grand-Duché de Luxembourg depuis 1848, Luxembourg, Gouvernement du Grand-Duché de Luxembourg, 2011, p. 116-117.
8WALZ, « Luxemburg – Befreiung und Rückkehr des Krieges », p. 130.
9Ibid.
10ARTUSO Vincent, « Le lancement de l’épuration administrative », Tageblatt, 6 avril 2025, https://www.tageblatt.lu/headlines/mars-1945-le-lancement-de-lepuration…, consulté le 22 avril 2025.
11« Arrêté grand-ducal du 2 mars 1945 portant institution de l’enquête administrative prévue par l’arrêté grand-ducal du 30 novembre 1944 », dans Journal officiel du Grand-Duché de Luxembourg, https://legilux.public.lu/eli/etat/leg/agd/1945/03/02/n1/jo, consulté le 22 avril 2025.
12CHAMBRE DES DÉPUTÉS, Compte rendu de la séance du 6 décembre 1944, p. I.
13« Arrêté grand-ducal du 12 mars 1945 portant nomination des membres de l’Assemblée consultative », dans Journal officiel du Grand-Duché de Luxembourg, https://legilux.public.lu/eli/etat/leg/agd/1945/03/12/n2/jo, consulté le 25 avril 2025.
14« Arrêté grand-ducal du 24 août 1945, concernant la convocation de la Chambre des Députés en session extraordinaire », dans Journal officiel du Grand-Duché de Luxembourg, https://legilux.public.lu/eli/etat/leg/agd/1945/08/24/n2/jo, consulté le 5 mai 2025.
15CHAMBRE DES DÉPUTÉS, Compte rendu de la séance du 5 septembre 1945, col. 5.
16CHAMBRE DES DÉPUTÉS, Compte rendu de la séance du 7 septembre 1945, col. 10.
17CHAMBRE DES DÉPUTÉS, Compte rendu de la séance du 11 septembre 1945, col. 41.
18« Loi du 27 février 1946 concernant l’abrogation des lois de compétence de 1938 et 1939 et l’octroi de nouveaux pouvoirs spéciaux au Gouvernement », dans Journal officiel du Grand-Duché de Luxembourg, https://legilux.public.lu/eli/etat/leg/loi/1946/02/27/n1/jo, consulté le 22 avril 2025.
19« Révision de la Constitution », dans Journal officiel du Grand-Duché de Luxembourg, https://legilux.public.lu/eli/etat/leg/loi/1948/05/29/n3/jo, consulté le 22 avril 2025.